Sommeils

C’est à la fin d’une fête familiale, ou d’une réunion d’amis. Il est tard, tout autour on continue de parler fort, de rire, d’entrechoquer des verres, il peut même y avoir de la musique, rien n’y fait. Il s’est endormi sur un coin du sofa, un bras étendu en arrière, la tête renversée. Il a deux ans, trois ans. Ce n’est plus un bébé, mais il n’a pas encore l’âge de raison : c’est ainsi qu’on appelle l’âge où le sommeil commence à faire peur. Abandonné, offert, il fait pitié, il fait envie : « Le pauvre, il doit être mal !… C’est beau, quand même !… » Et souvent on ajoute : « Cette confiance… ».

Oui, cette confiance : dans la volupté féline de l’endormissement, on lit cette nuance morale, comme si elle tenait du consentement, comme si cette prise de risque virtuelle était délibérée.

On s’est levé. On a cru qu’il s’était réveillé. On est allé ouvrir la porte de sa chambre. Mais non. Il a peut-être parlé en rêvant. On va éteindre la lampe de chevet mais, au moment d’appuyer sur l’interrupteur, on se ravise. On le regarde. Dormir ? Est-ce dormir, cette crispation douloureuse de tout l’être – le ronflement même ne semble s’élever que pour exprimer une souffrance insupportable, devant quelles images mêlées, quelles bizarreries à demi émergées de la conscience ? Il a plus de quatre-vingts ans, il dort comme on s’enfouit : le lit est la tranchée de toutes ses angoisses.

Celui qui risque tout s’expose à découvert. Celui qui n’a plus rien à espérer est tout givré de peur. Sommeil ouvert, sommeil fermé, la nuit dort à l’envers.